Le livre numérique est un livre comme les autres
Le livre de poche n'est pas soluble dans le monde de l'informatique. Et surtout, il n'a pas besoin de l'être. Le livre de poche restera le livre de poche pendant les trois ou quatre prochains millénaires sans jamais être remplacé par un support électronique. Est-ce suffisant pour disqualifier le livre numérique ? Pas du tout.
Le livre va-t-il disparaître ? La question est posée de manière incessante depuis plusieurs mois devant la montée en puissance des messages d’apocalypse du livre. Il y a bien des voix pour dire que le livre est encore là et qu’il n’est pas prêt de disparaître. Mais peu écoutent la raison et beaucoup versent dans le catastrophisme, appelant chacun(e) à défendre le livre et les livres contre l’invasion numérique. Enfin certains démontrent comment le livre a toujours été un objet de transition et que sa forme importe peu tant que sa mission de diffusion de la mémoire est accomplie.
Je ne vais pas revenir sur Google, Amazon, Barnes & Noble, Sony, ou bien Hachette livres, Gallimard, La Martinière et tous ceux qui tantôt nous promettent des lendemains glorieux, tantôt nous vouent aux gémonies, chacun ayant ses raisons et son intérêt. Et je ne vais ni faire l’apologie du papier de Gutenberg, ni celle des encres électroniques des technophiles. En dernier lieu, je n’ai aucune sorte de considération pour la mode du iPhone et de ses clones plus ou moins bien réussis qui ne m’apparaissent que comme des objets de transition dans une évolution technique constante des appareils de communication. La lecture d’ebooks sur ces supports ne m’impressionne pas plus que la prise de notes dans les premiers Palm de 3Com.
En revanche, je reste tout à fait intéressé par la remarque cynique mais terriblement efficace de Steve Jobs concernant les lecteurs de livres numériques : les gens ne sont que rarement intéressés par des appareils limités à une seule tâche. Et c’est là une des limites majeures de toutes les « liseuses ». Sortis de cette mission, les lecteurs de livres numériques ne servent à rien, sinon comme presse-papier pour le courrier en retard… celui en papier et essentiellement composé de factures.
Je suis assez d’accord avec Jobs pour dire que les utilisateurs attendent patiemment qu’émergent des appareils à fonctions multiples dans un format idéal pour lire le journal, regarder la télé, voir un film, écouter de la radio ou de la musique, faire une présentation, etc. faciles à glisser dans une sacoche. De là à dire que la « slate », ou quel que soit le nom qu’Apple lui donne, est la panacée, il ne faut pas exagérer. De nombreuses sociétés de micro-informatique ont tenté ce genre d’expérience et jusqu’à aujourd’hui, personne n’a réussit à trouver l’angle idéal pour créer l’usage (et non le besoin).
La raison est tout simple. Le livre de poche n’est pas soluble dans le monde de l’informatique. Et surtout, il n’a pas besoin de l’être. Le livre de poche restera le livre de poche pendant les trois ou quatre prochains millénaires sans jamais être remplacé par un support électronique. Est-ce suffisant pour disqualifier le livre numérique ? Pas du tout.
De nombreux explorateurs d’un genre nouveau se sont lancés dans toutes sortes d’expériences d’édition en se servant du Web, de l’informatique et des outils en réseau pour tenter de de formuler des pistes de réflexion et de travail littéralement inédites. Ces expériences, ces réflexions et ses tentatives démontrent que le livre de poche n’est pas le seul support, ou vecteur de la diffusion de la mémoire. Et il faut vraiment souffrir d’amnésie pour croire que le livre de poche soit l’aboutissement de l’industrie de l’édition.
Alors qu’est-ce qu’un livre ? C’est la question que se pose tous les jours François Bon qui multiplie les expériences numériques sur le site du Tiers livre. C’est aussi la question que se posent des chercheurs et des éditeurs américains ou britanniques. Nombre de cerveaux cogitent à cette interrogation dans le cadre désormais étendu aux réseaux de communication. Plutôt que d’emprunter aux uns et aux autres, je préfère prendre la liberté offerte par le Web et apporter ma propre pierre à l’édifice.
Le livre est, depuis les origines, un ensemble de textes. Qu’il soit produit manuellement ou mécaniquement n’a pas d’importance sinon esthétique. Que les textes contenus dans le livre soient ou non organisés selon une thématique, un sujet, une démarche ou un fil narratif est également secondaire à la nature du livre et accessoire à son usage. Car le livre, depuis les tablettes babyloniennes, dépend essentiellement de l’usage, donc du ou des lecteurs. Sans lecteurs, le livre ne vaut rien. Il n’est rien. Il est mort.
Inutile d’entrer dans un cours fastidieux sur les origines du livre et son histoire, la multiplicité de ses supports, l’extraordinaire flexibilité de sa nature ou l’incroyable résistance de sa forme : un recueil de textes. Le livre ne se caractérise pas par le support, ni par l’organisation interne, ni par sa forme. Il existe en tant qu’assemblage et il n’est finalement qu’une construction. Cette dernière ne trouve sa force réelle que dans la lecture et surtout dans l’adhésion produite par cette lecture. Ce qui fait du livre, depuis ses origines, un objet de culte. En effet, le succès, la longévité, la vitalité et l’impact d’un livre se mesure à l’aune de la foi, de la confiance, de la sympathie et de l’adhésion qu’il suscite.
Le livre est un tissage de textes. Il ne dépareille en rien du tissage qui constitue tout ce qui existe sur le Web. Poussé à l’extrême, le Web est un livre. Complexe, composite, foisonnant, étonnement divers et pluriel, le Web a cette caractéristique extraordinaire d’être constitué de textes. Si en façade, l’utilisateur voit des images, des typographies, et même des films. En coulisses, il n’y a que du texte en code. Et si les images et les animations sont largement appréciées par le plus grand nombre, elles restent minoritaires en rapport avec la masse de textes compilés sur le Web.
Le Web est un livre. Et pour ajouter à la provocation, il est comme la Bible : une compilation de textes organisés autour d’un credo. Chacun des textes de cette dernière peut être pris indépendamment des autres et considéré à lui seul comme un livre. Mais il s’inscrit dans une intention première, celle des Pères chrétiens de l’Eglise. L’un des exemples marquants de cette mise en abîme est le Bhagavad Gita, qui est un livre autonome mais existant et exposé au sein du Mahabharata, livre fondateur de la civilisation indienne. Plus tard, si les encyclopédies des Lumières suivent à la lettre les mêmes critères et les mêmes principes d’assemblage elles constituent des ouvrages d’un type nouveau et tranchent radicalement avec l’organisation Biblique. L’encyclopédie retient cette faculté d’être lue par prélèvements et toutes ces parties sont autant de livres ou de promesses de livres.
De manière schématique, la Bible était le livre du premier millénaire, l’Encyclopédie celui du deuxième millénaire, le Web celui du troisième. Ces trois livres ont généré non seulement des structures de pensées et d’exposition des raisonnements mais ils ont également imposé des constructions narratives et des façons de diffuser le savoir. Leurs influences sur le monde est indéniable et, du moins pour les deux premiers, il est possible de voir leur empreinte sur la construction des sociétés. Le Web, pour le peu que nous en voyons aujourd’hui, présente les mêmes caractéristiques que ses deux prédécesseurs.
Que tirer comme enseignement de cette succession ?
— D’abord que le livre du premier millénaire est toujours là . Et que celui du deuxième millénaire aussi. Il est donc naturel de penser qu’ils persisteront quels que soient les évolutions des supports.
— Ensuite que le Web, à l’instar des deux autres, est également composé d’une multitude d’ouvrages mais que leurs formes, structures et intentions ne sont pas semblables à ce que produisaient la Bible et l’Encyclopédie.
— Enfin, que le point commun entre tous ces livres est l’organisation des textes qui les composent et c’est la nature de cet arrangement qui les différencient de manière singulière.
Je crois donc que le livre numérique n’est rien d’autre qu’un livre. Et tout comme on ne lit pas la Bible et l’Encyclopédie de la même manière, il n’est certainement pas possible de lire le Web en se servant des principes de lecture et de navigation des anciens livres. Ceux qui essayent se cassent rapidement les dents. Et ceux qui s’en plaignent n’ont toujours pas compris les articulations de leur propre histoire. Les jérémiades des uns comme des autres portent sur des problèmes triviaux de commerce et de monopole(s) qui n’ont rien à voir (de près ou de loin) avec la production intellectuelle et sa nécessaire dissémination.
Le livre du premier millénaire s’inscrivait dans le Temple et s’est articulé sur la copie. Le livre du deuxième millénaire s’inscrivait dans la Bibliothèque et s’est articulé sur l’édition. Le livre du troisième millénaire s’inscrira dans la Nébuleuse de calculs (Computing Cloud) et constitue sous nos yeux ses articulations, ses modes de lecture, de navigation, de repérages. C’est de cela qu’il est question lorsqu’on parle de livre numérique et non d’une gamme d’avortons d’ordinateurs sur lesquels les marchands de papier essayent de vendre des manuels scolaires et des romans de gare.
P.S. :
1] J’aime les manuels scolaires que j’espère numériques depuis des années afin d’en finir avec ces cartables inutiles d’un autre temps.
2] Je suis un lecteur de romans de genre et continue à admirer les auteurs de l’ombre… plus que les auteurs de tables et de vitrines.
3] Je n’aime pas ceux qui vendent mal les livres et sans respect ni pour leurs auteurs ni pour les lecteurs.
[Credits photo : Blue Bibles by Bob Jagendorf • Creative commons licence]
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